CHLOÉ ASCENCIO
Coaching & Facilitation interculturelle
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non-agir : une compétence de leadership

En temps de crise, on attend d'un leader qu'il agisse, parle, décide. En Occident, du moins. Cela correspond à notre conception volontariste du leadership. Alors que le leader, en réalité, ne sait pas quoi faire, ni dire quand survient un grand changement! Mais on ne lui pardonnera pas de "ne pas se positionner", de ne pas nous donner l’illusion qu'il sait prévoir et maîtriser, de ne pas affirmer des convictions fortes auxquelles il prétend plier le monde.  

L’efficacité chinoise qui repose sur le 无为 wu wei "non-agir", au sens de non-effort, nous paraît donc suspecte. Le chef se tait, voire même disparaît des regards. Il n'entreprend aucune action, ne met en oeuvre aucune décision, il se prépare dans l'ombre et il attend. Mais quoi?

Dans la pensée YinYang. le pôle Yang représente la force d'affirmation et l'action. Le pôle Yin incarne l'accueil, la présence à soi et à l'autre, le retour sur soi, le silence, la faculté de suspendre notre activité pour faire place au vide dans lequel les forces se rassemblent pour se réagencer selon des lignes de force nouvelles. "Le passage par une phase Yin d'indétermination [...] est malaisé pour la conscience claire dans la mesure où elle doit rétrograder du rôle de patron à celui de témoin d'une activité qui lui échappe."*

Vous en serez donc pas étonnés d'apprendre que dans le Yijing, ce manuel taoïste d'aide à la décision écrit il y a environ 3000 ans , "le Yin est valorisé au détriment du Yang et les stratégies Yin systématiquement recommandées deux fois plus souvent que les stratégies Yang".

A l'inverse, ce que les Occidentaux expérimentent dans l’Action est ce qu’on appelle “faire effort ». Faire effort rend l’esprit et le corps non-perceptifs et inflexibles et nous empêche d'observer et d'écouter la situation comme elle est. C’est comme de conduire avec le frein à main serré**.

Le protestantisme définit le travail acharné, l’abnégation et la discipline comme des valeurs chrétiennes. Cette idéologie de « Travailler dur » s’est répandue en Europe et en Amérique du Nord où ces valeurs sont devenues des vertus morales. En Chine contemporaine, le "travailler-dur"  努力 nuli  est relié à l’idéologie confucéenne d’excellence, d’auto-amélioration par l’étude et l’emphase sur la réussite scolaire et sociale, le statut étant constitutif de l’identité. Mais il n'est pas associé à l'idée d'efficacité ni de leadership.

En PNL, cela correspond au driver « sois fort et fais effort », cette petite voix interne qui m'accuse de paresse lorsque je me repose et jette le doute sur ce que j'accomplis avec facilité: est-bien mérité/pertinent/de qualité dès lors que je n'ai pas eu à produire d'effort? Ce driver peut me conduire à me fixer des objectifs impossibles à atteindre, à accepter des missions impossibles ou à m’imposer une discipline de fer ( « il faut, « tu dois », "essaie encore").

Nous associons Agir avec l’effort que cela exige de surmonter notre propre résistance. Dans le "non-agir" à la chinoise, la résistance interne est éliminée; du coup, l'action future est plus efficace. Comment être dans le non-agir, concrètement?

John Keats, le poète anglais a inventé l’idée de ‘negative capability’ en 1817, en vantant la créativité d'une personne qui serait « capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes, sans recherche irritable de faits et de raison ».

Le leadership occidental est pensé en terme de "capacités positives" ces compétences qui permettent à l’individu de prendre des décisions et d'agir, même face à l’incertitude***. Les "capacités négatives" permettent d’alimenter et de soutenir une "inaction réflexive". Il y a une réelle capacité à « ne pas faire » quelque chose, à « résister » à l’angoisse de l’inconnu et de l’impuissance, à la tentation de remplir le vide par du connu, des paroles creuses, un discours convenu, se protéger de la pression interne et sociale qui dit "il faut prendre le lead!", au risque de se disperser dans des actions défensives qui seront probablement inadaptées, voire même dangereuses.  

Les leaders ont besoin de "capacités négatives" pour traverser les situations dans lesquelles ils ne savent pas quoi faire, n’ont pas les ressources adéquates, ne font pas confiance et ne sont plus considérés comme dignes de confiance. La première étape est de prendre conscience que leur expertise ne sert à rien dans la situation actuelle et qu’ils ne peuvent plus compter sur les ressource disponibles ni sur les relations existantes. Etre capables de faire une pause, d’accueillir des émotions fortes et difficiles et attendre, tout cela requiert une grande capacité. Les comportements suivants semblent si simples et évidents qu'on croit les maîtriser déjà  : 

  1. Ralentir, s'arrêter et attendre: 
    1. attendre d'avoir une idée, une intuition nouvelle : « as-tu la patience d’attendre que la boue retombe et que l’eau devienne claire ? » questionne Laozi;
    2. L'attente patiente est un état vivant et productif: attendre peut être intense et nous dépouiller de nos manières et de notre aveuglement;
    3. attendre le bon moment, celui où le potentiel de situation  形势 xingshi est le plus favorable pour lancer une petite action qui va induire « facilement » et en douceur, une grande transformation (effet levier);
  2. Créer de l'espace pour la créativité :
    1. plutôt que de se précipiter sur des solutions ou de se disperser dans la recherche des causes du problème, la créativité se situe dans le non-agir, soit quelque part entre la suractivité et le l'inaction; 
    2. l'ennui laisse de la place au cerveau droit intuitif et imaginatif qui n’est pas concentré sur une recherche de solution. Quand on ne fait rien, on est moins contraints par des pensées conventionnelles, elles sont là mais elles ont tendance à filtrer les nouvelles idées qui cherchent à atteindre notre conscience:
  3. faire silence pour observer: les autres et soi-même (se demander: "Et moi, en quoi je contribue au dysfonctionnement collectif?"). Le silence nous met mal à l'aise. Passé ce moment d'inquiétude, il permet d'accueillir des émotions qui sont un mouvement vers du nouveau;
  4. écouter:
    1. accueillir les plaintes et les critiques sans se défendre ni se justifier (déjà, le niveau de tension a baissé de 50%), 
    2. écouter vraiment, c'est contenir la parole de l'autre. Quand le coach écoute un individu ou une équipe discuter, son écoute impacte la qualité de l’échange en créant un espace de confiance et de travail puissants.
  5. apprendre à apprendre: le changement rend obsolète nos connaissances passées. 

L’idée du non-agir est de créer un espace mental et émotionnel dans lequel de nouvelles idées peuvent émerger et devenir les bases d'une action décisive future. 

* "Yijing, le livre des changements", traduction et commentaires de J.-D. Javary et Pierre Faure, Albin Michel, 2012

**“Not Doing, the art of effortless action" , Diana Renner et Steven D’Souza, LID Publishing, 2018

*** "Negative Capability’: A contribution to the understanding of creative leadership” Robert French and Peter Simpson Bristol Business School, University of the West of England Charles Harvey, 2002

Chloé Ascencio